Il est dix-huit heures et j'ai enfin terminé mon sac, prêt à partir pour Tuguegarao, à douze heures de route de Manille. Je ne dois pas trop traîner sinon je risque de ne pas avoir de place assise. Manque de chance, une pluie torrentielle commence à s’abattre sur Manille et je saute alors dans le premier jeepney qui passe. Il me semble que nous prenons la bonne direction. C'est déjà ça. Soudain je reconnais le terminal de bus, au bout de sa rue mal éclairée. Je saute du jeep et cours en direction du portail, mon sac au-dessus de la tête, histoire de ne pas choper la crève une fois dans le bus. Le cocktail vêtements mouillés plus climatisation à fond risque de m'être fatal. Un doute s'installe alors. Le portail est fermé, il n'y a pas de lumière et encore moins de bus à l'intérieur. Un petit écriteau m'indique que le terminal a été déplacé. Cette fois c'est raté! Il est trop tard pour essayer de retrouver ce nouveau parking. Je m’abrite sous un balcon tout en réfléchissant à un autre moyen de rejoindre Tuguegarao. En fait je crois surtout que j'attends désespérément que la pluie cesse. Après tout je ne suis pas pressé. Bien sûr je suis attendu à Tuguegarao, mais ici les rendez-vous n'ont pas de réel signification. Ils sont imprécis et déplaçables à souhait. Les philippins ne sont pas à un jour près et le rendez-vous est facilement oublié lorsque quelque chose de plus important intervient...
Et puis soudain, une voiture s’arrête devant le portail et me sort de mes pensées. Les passagers semblent, comme moi, déroutés par l'écriteau. Je m'invite alors dans leur van et nous demandons à un passant la direction du nouveau terminal. Par chance le départ avait été reculé d'une heure et nous y voilà à temps. Le bus déborde de marchandises. Les philippins viennent se fournir en matériel électroménager à la capitale. Mais j'ai ma place assise. Le bus démarre et je tente alors de trouver un peu se sommeil malgré le chant d'un coq qui s'échappe de la soute à bagage.
Un bruit soudain d'éclat de verre me tire de mon sommeil. Il est trois heures du matin. Dans la panique, le conducteur parvient à immobiliser son bus sur le bord de la route. Un trou gros comme une balle de tennis est visible sur la vitre du conducteur. Je comprends vite que celui-ci a reçu une pierre dans le thorax. Par chance il n'est pas blessé. Dehors une querelle prend du volume. Sûrement des philippins un peu trop imbibés. Des bouteilles en verre éclatent sur la route. Le second conducteur du bus redémarre précipitamment son engin, incapable de tirer cette affaire au clair. Mieux vaut continuer la route car, de toute façon, le coupable est sûrement déjà loin. J'apprends par la suite que ce genre d'incident est courant. C'est une manière de protester. On s'en prend aux bus qui circulent jour et nuit sur la seule route traversant Luzon.
Mais mon périple ne s’arrête pas là. Il me faut encore rejoindre le village de Pinukpuk où le directeur de l'école, prêtre congolais, m'emmènera à l'aide de son gros pick-up gris, jusqu'au village d'Allaguia. La piste est semée d’embûches et les glissements de terrain ne facilitent pas l'avancée. C'est finalement, au terme d'une heure et demi d'un voyage bien secoué, que j'arrive enfin à ma destination finale. Cette fois-ci je suis bien loin de la civilisation manillaise. D'ailleurs, le Père me prévient : ici il vaut mieux être en bonne santé car le centre hospitalier le plus proche est à plus de trois heures de route !
Après une sieste bien méritée, certains filleuls me proposent d'aller visiter une partie reculée du village. J'accepte sans trop comprendre le but de la visite, si jamais il y en a un. La nuit tombe et j’entame alors notre randonnée. Je n'ai sur moi qu'une lampe de poche. De toute façon tout le reste me serait bien inutile. Pas de communication téléphonique possible à cette altitude.
J'ai cru comprendre que l’ascension ne serait pas longue. Le chemin est boueux et il se met alors à pleuvoir. Difficile de ne pas glisser lorsque l'on a aux pieds des tongues en plastique. Les enfants, qui marchent avec une aisance impressionnante sur ce chemin sinueux, ont tout simplement choisi de grimper pieds nus. La nuit est cette fois-ci bel et bien tombée et la ballade s'éternise. Finalement au bout d'une heure j’aperçois une lumière ainsi qu'une certaine agitation. La scène m’apparaît alors petit à petit, à la lueur d'une ampoule fixée sur le mur extérieur d'une grande maison en bois. Une bâche à été installée avec des bancs ou se regroupe une quarantaine de personnes. Sur le coté, je distingue une cercueil dont la vitre supérieure laisse transparaître la silhouette blafarde d'une homme d'une soixantaine d'année. A quelques mètres, un groupe de quatre philippins captive l'attention du public. Des cartes à jouer et un certain nombre de billets jonchent la table. Il semble que ce soit une sorte de poker. J'ai compris. L'on m'a emmené à une veillée funèbre afin de prier avec la famille du défunt.
Le jeu de carte est une vieille pratique philippine qui permet de récolter des fonds pour l'enterrement. Les philippins sont passionnés par les jeux d'argent. A tel point qu'il n'est pas rare de voir, sur la place du village, des paysans jouer aux cartes leurs maigres économies, pendant une journée entière. Plutôt inquiétant lorsque l'on sait, qu'en moyenne, un père de famille philippin aura six bouches à nourrir le soir. Si bien que dans certaines villes, cette pratique est interdite, excepté lorsqu'il s'agit d'un enterrement. On raconte que certains mordus seraient prêt à louer des cadavres pour pouvoir jouer en toute impunité...
Mais ce soir là le deuil n'est pas factice. Le repas puis la prière s'enchaînent et il est déjà vingt deux heures. La pluie redouble d’intensité si bien que la descente, de nuit, me semble difficilement envisageable. Je passerai donc la nuit chez le propriétaire pour pouvoir repartir le lendemain. Après tout rien ne presse. Ici, cela ne sert à rien d'avoir un plan complet de sa journée en tête. Il y a toujours un imprévu, un retard. La visite d'une petite demi-heure se transforme vite en demi-journée. Demain est un autre jour pour les philippins. En bon occidental que je suis, j'ai bien pensé à organiser mes visites, à remplir la moindre case vacante de mon agenda, mais l'imprévu fini toujours par tout bouleverser ici. Impossible de lutter. Il faut se laisser porter... Mais assez discuté. Quittez vite ce blog, vous allez être en retard à votre prochain rendez-vous ! Moi ce n'est pas grave, j'ai le temps...